« Nous encourageons l’aide qui nous aide à nous passer de l’aide. Mais en général la politique d’assistance et d’aide n’aboutit qu’à nous désorganiser, à nous asservir et à nous déresponsabiliser dans notre espace économique, politique et culturel », explique Thomas Sankara le 4 octobre 1984 devant l’assemblée générale des Nations unies. Ce jour-là, le président burkinabè bat en brèche l’idée d’une générosité désintéressée en direction des pays considérés comme les plus pauvres. Sankara, le stratège politique et économique, vient de démasquer à la face du monde l’une des stratégies de camouflage de la guerre économique féroce imposée à l’Afrique.
Après Sankara, c’est l’économiste zambienne Dambisa Moyo[1] qui va s’emparer du sujet dans son bestseller intitulé « L’aide fatale : les ravages d’une aide inutile et de nouvelles solutions pour l’Afrique ». Ensuite, c’est le journaliste français Thomas Borell[2] qui montre, chiffres à l’appui, les mécanismes de prédation de l’aide publique française au développement en Afrique dite francophone.
Le principe de l’aide publique au développement (APD) a pourtant tout pour plaire tant à ce qu’anime un élan religieux de charité qu’aux militants tiers-mondistes scandalisés par la famine, le manque d’accès à l’éducation ou aux soins. C’est un « discours sans opposants », pour reprendre l’expression du politologue Philippe Juhem à propos de l’humanitaire et de toutes les « causes généreuses qui suscitent a priori la sympathie et qu’aucun acteur n’a intérêt à mettre en cause ».
Mais Sankara le sait : mise en place au moment de la décolonisation, l’APD ne représente qu’un agrégat de dépenses pour la plupart liée à une stratégie d’influence, susceptible dans le cas français de camoufler les pires mécanismes de soutien aux dictatures et de défense des intérêts hexagonaux.
En campagne pour sa réélection en 1965, le général De Gaulle en convient lors d’une interview télévisée où il estime nécessaire de se justifier, face aux critiques, sur les « dépenses extraordinaires que nous faisons pour les pays sous-développés ». « Ce n’est pas de l’argent perdu, a beaucoup près, explique-t-il. D’abord, c’est ainsi que nous gardons avec ces pays-là des liens extrêmement étroits au point de vue culturel – cela va de soi puisqu’ils parlent tous français -, au point de vue politique, au point de vue économique puisqu’ils sont un grand débouché de nos exportations, et puis enfin du point de vue de notre standing international, car il est bon qu’un pays comme la France ait des amis, et des amis qui soient des amis particuliers. Par conséquent, cet argent que nous donnons pour l’aide aux pays sous-développés n’est de l’argent perdu à aucun point de vue. Je considère même que c’est un très bon placement. » Six ans plus tard, à l’occasion du voyage du président Pompidou en Mauritanie, Jacques Foccart a parfaitement conscience qu’il faut rester discret sur le sujet, comme il l’écrit dans son Journal de l’Élysée : « Si nous démontrons aux Français que la coopération est bénéfique pour la France, ce sera ressenti positivement par l’opinion française, mais nous donnerons des armes aux adversaires des présidents africains qui diront : Voilà bien la preuve du néocolonialisme ! »
C’est donc avec un discours de générosité revendiquée, c’est-à-dire une stratégie de camouflage, que Paris occupe officiellement, dans les années 1980 et 1990, la première place de bailleur bilatéral en faveur de l’Afrique subsaharienne, avec des montants équivalents à ceux cumulés des deux autres donateurs figurant sur le podium l’Allemagne et le Japon, deux excellents guerriers économiques.
En 1970, dans la Revue Défense nationale, le secrétaire d’État aux affaires étrangères chargé de la Coopération Yvon Bourges écrit avec satisfaction que « les études les plus sérieuses estiment que 80 % des sommes affectées au tiers-monde reviennent dans le pays donateur sous forme de salaires, de commandes passées à ces entreprises, de réinvestissements, d’économies personnelles et de bénéfices d’entreprises ».
Dans le cas français, une note du service de coopération économique du Quai d’Orsay évoque en 1983 les « retombées » de l’aide multilatérale : « Si l’on totalise les contrats ou sous-contrats donnés à des entreprises françaises, les prestations fournies par des experts français, nous retrouvons en général nos contributions et parfois au-delà. Le taux de retour est en effet de 90 % pour le FED (Fond Européen de Développement), de 144 % pour la Banque mondiale, de 153 % pour le PNUD » En mai 1992, le magazine canadien PME constatait même, avec jalousie, un taux supérieur : « De 1984 à 1989, pour chaque dollar investi à la Banque mondiale, l’Allemagne obtenait un retour de 2 $, la Grande-Bretagne de 2,5 $, l’Italie 3,2 $ et la France 3,8 $. » Un excellent retour sur investissement !
Des sommes plus importantes encore sont en jeu à travers d’autres mécanismes d’« aide liée », c’est-à-dire des financements octroyés si le marché est attribué à des entreprises du pays donateur : une façon pour le bailleur de subventionner les exportations de ses propres entreprises. Ce mécanisme engendre régulièrement des surfacturations énormes (de 15 à 30 %, selon un rapport publié par l’OCDE en 2009) et favorise des projets à l’utilité douteuse – comme des salles informatiques flambant neuves non reliées à une alimentation électrique -, parfois pharaoniques, surnommés « éléphants blancs ». Souvent financés par des prêts, ces projets contribuent à creuser encore plus vite la dette des pays qui en « bénéficient ».
À la fin des années 1990, selon l’OCDE, plus de la moitié de l’aide bilatérale internationale est totalement ou partiellement « liée » et servent donc indirectement de soutien à l’export. Et Paris se trouve aux avant-postes : selon l’économiste Nabyla Daidj, en 1997, la France est alors le deuxième bailleur, après les États-Unis, à recourir à l’aide liée, sur les deux tiers de son aide bilatérale. Malgré les efforts de l’OCDE pour limiter cette pratique (notamment par une recommandation de 2001), un dixième de l’aide française reste encore officiellement liée en 2009. On comprend bien pourquoi : deux ans plus tard le ministère de l’économie calcule qu’un euro engagé sous forme d’aide liée depuis 2000 a rapporté entre 5 et 10 euros de contrats français. Dans certains cas, il suffit de lier l’aide sur une partie d’un projet pour positionner des entreprises tricolores sur l’ensemble du marché. Un placement d’autant plus rentable pour les entreprises françaises que la mise de départ est publique…
Ces exemples montrent que l’aide publique au développement est pensée dès l’origine comme un instrument de prédation économique très efficace. Comme l’a si bien compris Thomas Sankara, l’APD détruit les économies qui en bénéficient en Afrique. Dans sa forme actuelle, l’aide publique au développement est une menace pour la sécurité économique des pays les plus vulnérables en Afrique. C’est pour cela qu’il est urgent de développer des stratégies nationales d’intelligence économique[3] (veille, sécurité économique et influence) afin de filtrer les investissements étrangers surtout dans les secteurs jugés stratégiques. Dans la guerre économique féroce globale, les africains doivent prendre le contrôle de leurs économies et assurer leurs sécurités contre tous les risques auxquels elles sont constamment exposées.
Adamou BOUBACAR
[1] Moyo, D., L’aide fatale – Les ravages d’une aide inutile et de nouvelles solutions pour l’Afrique, Edition JC Lattès, 250 pages, 2009.
[2] Borrel, T (ouvrage collectif), L’empire qui ne veut pas mourir : Une histoire de la françafrique, Edition le Seuil, 1008 pages, 2021, p. 758-767.
[3] Mortier Stéphane, Konaté Loukman., Manuel de l’intelligence économique en Afrique, Edition VA, p.43-52, 2022.