Les enjeux stratégiques de la guerre économique dans l’espace sahélo-saharien

Le Sahara est un vaste désert chaud situé dans la partie nord du continent africain. Il s’étend sur 5 000 km d’Ouest en Est, de l’océan Atlantique à la mer Rouge, et couvre plus de 8,5 millions de km² (soit près de 30 % de la surface du continent africain), ce qui en fait la plus grande étendue de terre aride. Il couvre d’immenses étendues et s’étend sur le territoire de dix pays : l’Algérie, l’Egypte, le Maroc, la Libye, la Tunisie, la Mauritanie, le Niger, le Mali, le Tchad et le Soudan.

Ce vaste espace géopolitique, riche en ressources stratégiques et difficilement contrôlable, fait l’objet d’une convoitise et d’une guerre économique féroce entre plusieurs acteurs dont les Etats, les multinationales, le crime organisé mondialisé, les groupes armés terroristes qui instrumentalisent l’islam comme stratégie de camouflage…

Le Sahara, clé de voûte de l’indépendance et de la puissance de la France[1]

 Après la conquête sanglante de la Régence d’Alger commencée en 1830 par la France sous le règne du Roi Charles X, les colons français vont s’attaquer ensuite à l’Etat de l’Emir Abdelkader qui est vaincu en 1847 avant d’annexer le Sud algérien en 1902. Ceci entraîne la création le 24 décembre 1902 des Terriroire du Sud (rattachés ensuite à l’Algérie), qui seront départementalisés le 7 aout 1957 avec la création des départements français du Sahara [2] (département de la Saoura à l’ouest et département des Oasis à l’est). Depuis, le Sahara va être l’objet de toutes les convoitises en France et en Europe.

C’est Thomas Deltombe, dans le livre collectif L’empire qui ne veut pas mourir : Une histoire de la françafrique, qui nous rapporte l’euphorie médiatique qui régnait dans certains milieux médiatico-affairistes : « Eldorado », « Far West », « Terre d’espoir » … Les journaux français de l’époque ne lésinent pas sur les superlatifs après la découverte de pétrole et de gaz au Sahara. Des découvertes phénoménales. D’abord à Edjeleh à la frontière libyenne en janvier 1956. Puis à Hassi Messaoud en juin : un des champs pétrolifères les plus importants du monde. Et à Hassi R’Mel en novembre : un gigantesque gisement de gaz !

Ainsi sont récompensés les efforts des pionniers qui réclament depuis des décennies qu’on prospecte les sous-sols du Sahara. Parmi ceux-ci, l’entreprenant diplomate Eirik Labonne qui voit le Sahara comme la terre promise d’une nouvelle puissance eurafricaine. La première « Zone d’industrialisation stratégique », dont il est le concepteur, commence d’ailleurs à voir le jour à Colomb-Béchar, dans les confins algéro-marocains, lorsque jaillit enfin le pétrole saharien. Ces prédictions se voient donc valider : le Sahara sera à la fois le coffre-fort et la boîte à outils d’un nouvel Empire français.

Derrière le « prophète » Labonne, se profile un de ses disciples : Pierre Guillaumat. Diplômé de l’Ecole des mines, membre des services secrets français pendant la deuxième guerre mondiale, Guillaumat accumule deux fonctions stratégiques dans les années 1950 : directeur du Bureau de recherches de pétrole (BRP) et administrateur général au Commissariat à l’énergie atomique (CEA). Au cœur de la prospection des sous-sols sahariens, il ne cache pas sa satisfaction devant l’association des journalistes d’outre-mer qui organise un banquet à son honneur en janvier 1957. « Grâce au Sahara, sauf événement imprévu, la France se suffira en pétrole dans quinze ans », affirme-t-il, plein d’optimisme.

L’OCRS : détacher le Sahara pour s’emparer de son pétrole

« Sauf événement imprévu » … la précision fait évidemment référence aux « événements », c’est-à-dire la Révolution algérienne, qui menacent alors la présence française en Algérie. Pour éviter que le pétrole du Sahara algérien, l’uranium dont on commence à suspecter la présence au nord du Niger n’échappe à la France, le gouvernement de Guy Mollet remet au goût du jour une idée qui fait son chemin depuis le début des années 1950 : le remembrement du Sahara, dont les différentes régions sont administrées depuis Alger (Algérie française), Dakar (AOF : Afrique Occidentale Française) et Brazzaville (AEF : Afrique Equatoriale Française), et son rattachement direct à Paris.

Sans aller jusqu’à faire du Sahara unifié un département français, comme certains l’avaient imaginé, le gouvernement crée l’Organisation commune des régions sahariennes (OCRS), qui regroupe sous une même administration les territoires du Sud algérien et les régions septentrionales du Soudan français (actuel Mali), du Niger et du Tchad. La Mauritanie est associée à cette nouvelle organisation à vocation « économique » et « sociale ». Le projet est déposé le 1er août 1956, quelques semaines après la découverte du gisement d’Hassi Messaoud et l’adoption de la loi-cadre Defferre qui transforme la colonisation en coopération. Ainsi unifie-t-on économiquement le « Sahara français » alors même qu’on balkanise politiquement l’AOF et l’AEF.

Le projet est supervisé par Félix Houphouët-Boigny, ministre délégué à la présidence du Conseil, qui est chargé d’en faire la promotion devant les députés. « À ce propos, il est digne de remarquer que l’homme d’État à qui ont été confiées les responsabilités sahariennes soit un africain, originaire de la Côte d’Ivoire, qui, depuis des années, a fourni les preuves de son expérience politique », note la revue militaire d’information dans un numéro spécial « Sahara ». Aidé par la crise de Suez, souligne le caractère stratégique du pétrole et de son acheminement, le gouvernement a fait adopter le projet en décembre 1956.

« Nous voulons par l’exploitation des richesses pétrolières rendre à la France et à l’ensemble de l’Union française leur indépendance vis-à-vis de l’étranger en manière énergétique, déclare Houphouët-Boigny, interrogé dans son bureau ministériel par la télévision française, le 5 février 1957. De fait, la France met les bouchées doubles pour acheminer le pétrole saharien, dont les premiers barils arrivent en métropole dès 1957. Pour faciliter son transport, deux oléoducs sont mis en chantier. Le premier, qui relie Hassi Messaoud à Bougie (Béjaïa en Algérie), est inaugurée en décembre 1959. Le second, entre Fort-Polignac (In Amenas) et le port tunisien de Skhira, est mis en service en octobre 1960.

Le Sahara devient évidemment un enjeu crucial des négociations qui s’engagent entre le gouvernement français et le Gouvernement provisoire de la république algérienne (GPRA). Alors que De Gaulle, revenu au pouvoir en juin 1958, voudrait séparer le Sahara du reste du pays, les nationalistes algériens refusent catégoriquement d’abandonner à la France cet immense territoire. Un compromis s’esquisse en 1961 lorsque De Gaulle renonce aux prétentions de souveraineté française sur le désert algérien. Objectif : garder en échange le contrôle du pétrole saharien après l’indépendance de l’Algérie.

Deux ans après les indépendances des colonies d’Afrique subsaharienne, ce compromis est une nouvelle manifestation de la conversion de De Gaulle à la logique néocoloniale. La France cède la souveraineté politique sur les territoires coloniaux pour mieux se concentrer sur l’exploitation de leur sous-sol. Un recentrage qui doit se faire en « coopération » avec l’Algérie selon les accords d’Évian signé le 18 mars 1962. Moribonde depuis l’accession du Mali, du Niger et du Tchad à l’indépendance, et désormais limitée au périmètre algérien, l’OCRS se transforme en organisme technique de mise en valeur des richesses du sous-sol saharien. La direction générale de cet « Organisme saharien » est confiée à Claude Cheysson spécialiste de l’assistance technique aux pays du tiers-monde.

Les matières premières et infrastructures stratégiques du Sahara

Le pétrole, le gaz et l’uranium du Sahara, matières premières stratégiques indispensables à l’économie mondiale, place cette région sur les cartes de la géopolitique mondiale de l’énergie dès les années 1950. Ce qui va aiguiser l’appétit des puissances industrielles et leurs multinationales. Ainsi, le Sahara est devenu un acteur incontournable de la mondialisation. Par exemple, certaines industries allemandes très gourmandes en gaz envisagent de délocalisées en Algérie à cause de la crise énergétique qui secoue l’Europe depuis 2022.

Aujourd’hui, en plus du pétrole, du gaz et de l’uranium, le Sahara regorge d’or, de fer, de réserves d’eau abondantes (fleuves Niger et Nil, oasis, nappe phréatique), de cuivre, de tungstène, de bauxite, de phosphate, de gypse, de charbon… et aussi du soleil indispensable à la transition énergétique mondiale.

A ces atouts s’ajoutent la route transsaharienne qui va relier Alger à Lagos (en passant par Bamako, Niamey et Ndjamena), et le gazoduc transsaharien qui va acheminer le gaz nigérian vers l’Europe via les infrastructures énergétiques algériennes. Une sorte de transsaharienne moderne qui facilite la libre circulation des biens et des personnes à travers cet océan de sable afin d’accélérer l’intégration économique de l’Afrique promue par la Zone de libre échange continentale (Zlecaf).

La guerre économique au Sahara

La position géographique stratégique du Sahara en Afrique et dans le monde, le place au cœur de la guerre économique mondiale qui fait rage. Déjà au Moyen-Age, 80 % de l’or[3] utilisé dans l’économie mondiale provenait d’Afrique dont une grande partie transitait par le Sahara. Ce monopole saharien sera perdu avec la découverte des mines d’or de l’Amérique et la réorganisation de l’économie-monde. Les routes transsahariennes acheminaient aussi du sel, de l’ivoire, de la noix de cola, des esclaves… vers les marchés eurasiatiques (Europe, Asie, monde islamique…).

Aujourd’hui, la guerre économique qui se joue dans l’espace sahélo-saharienne concerne les hydrocarbures (pétrole et gaz), l’uranium, les minerais (or, charbon, phosphate…), le trafic de drogues en provenance de l’Amérique latine destiné au marché européen, le trafic de haschich en provenance du Maroc, le trafic de cigarettes à destination du Maghreb, le trafic d’armes et de migrants, le contrôle des aires de pâturage par les éleveurs nomades sur les rivages du Sahara… Les Etats, les multinationales, le crime organisé mondialisé, les groupes armés terroristes qui se camouflent derrière le djihad, les populations pauvres abandonnées par les Etats… sont les principaux acteurs de cette guerre économique sanglante.

Selon l’anthropologue franco-nigérien Jean-Pierre Olivier de Sardan, il y a un enchevêtrement de crises au Sahel (les bordures du Sahara) plus particulièrement au Niger, au Mali et Burkina Faso. Il distingue huit crises[4] : crise agro-pastorale, crise de l’emploi, crise des élites politiques, crise des services publics, crise de l’islam, crise de l’occidentalo-centrisme, crise sécuritaire et crise des armées nationales. Ces crises protéiformes sur les rivages du désert du Sahara rendent la guerre économique plus féroce et sanglante au Sahel.

Adamou BOUBACAR
Professeur de Biotechnologie – Santé – Environnement
Directeur de Sahel Agropole
Président de l’Institut de Défense Globale du Sahel (IDGS)

[1] Borrel, T (ouvrage collectif), L’empire qui ne veut pas mourir : Une histoire de la françafrique, Edition le Seuil, 1008 pages, 2021, p. 215-217.

[2] https://fr.wikipedia.org/wiki/Conqu%C3%AAte_de_l%27Alg%C3%A9rie_par_la_France#:~:text

[3] Le Monde La vie, Les civilisations en cartes, Interview Catherine Coquery-Vidrovitch, p 63, 2019.

[4] Jean-Pierre Olivier de Sardan, L’enchevêtrement des crises au Sahel : Niger, Mali, Burkina Faso, Edition Karthala, 198 pages, 2023.

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