Dans son excellent livre Capital et race : Histoire d’une hydre moderne[1], Sylvie Laurent montre que l’expropriation ou l’extorsion par la dette et l’indemnité, pratique paradigmatique du capitalisme financier – et dont Lénine soulignera la nature impériale – fut au centre d’une autre relation de la France avec ses terres d’empire. A Haïti, il présidera au « néocolonialisme » français de 1804 à 1947. La révolution haïtienne, de 1791 à 1804, avait provoqué une onde de choc en Europe dont les conséquences furent pérennes bien qu’assourdies, tant elle fut en effet un double assaut, contre la domination raciale et ce que C.L.R. James nomma « les intérêts du capital ». L’affirmation de souveraineté d’une terre qui fut entièrement dévolue au capitalisme racial fut l’objet d’un refus peut-être même d’un déni, ce qui explique que la reconnaissance officielle de l’indépendance d’Haïti en 1804, après 13 ans de lutte armée et de bains de sang, se soit faite au prix de sa souveraineté réelle. La France en effet, exigeant le paiement d’une indemnité pour le préjudice subi par la métropole impose un pacte faustien à son ancienne colonie, condamnée à sa mise sous tutelle financière. Plus précisément, la monarchie de Charles X menace d’envahir à nouveau Haïti[2] (la flotte française est positionnée au large de ses côtes) si le pays ne s’acquitte pas de la somme astronomique de 150 millions de francs or, ce qui correspond alors à la valeur de trois années de la production totale du pays. Ce payement, soumis à intérêt, est à régler en cinq versements annuels.
La dette est renégociée en 1838, mais s’élève encore à près de 90 millions, somme d’autant plus difficile à rembourser que la production de sucre s’est effondrée face à la concurrence de Cuba et que les exportations de café sont instables. Après l’abolition de l’esclavage de 1848, le gouvernement français indemnise les anciens propriétaires de l’empire (Guadeloupe, la Martinique, la Guyane la réunion, le Sénégal) qui comptait 250 000 esclaves avec la somme de 126 millions de francs, payée en partie par les remboursements haïtiens. À la fin d’une période de soixante-quatre ans – durant lesquelles la dette fut échelonnée la première république noire a payé l’équivalent de 560 millions de dollars soit en moyenne 1 % de la création annuelle des richesses de la France.
Comme dans nombre d’espaces caribéens, mais à une échelle remarquable, l’extraction du capital haïtien fut menée par des banques privées avec soutien public. Haïti a été ainsi contraint par l’État français a une « double dette » : s’il doit emprunter pour lui rembourser ce qu’il lui doit, c’est uniquement auprès de banques françaises. Le gouvernement haïtien signe ainsi en 1880 un contrat accordant à la Société générale de crédit industriel et commercial la concession de la Banque nationale d’Haïti, qui accordait à celle-ci le privilège exclusif d’émission de billets et du choix des placements. La banque française et ses actionnaires auraient gagné la somme de 136 millions de dollars actuels, soit l’équivalent d’une année entière de recettes fiscales d’Haïti à l’époque. Ce n’est qu’en 1910 que le contrat de concession fut résilié et qu’une nouvelle banque, la Banque nationale de la République d’Haïti, vit le jour, sous domination américaine cette fois.
De 1857 à 1914, c’est de nouveau sous la menace d’une invasion que les États-Unis, déployant leurs navires au large de Port-au-Prince exige paiement. Le président Woodrow Wilson ordonne finalement l’invasion du pays en 1915. Les banques états-uniennes prennent alors en partie le relais de leurs consœurs françaises. La National City Bank (devenue depuis Citigroup) et ses filiales s’emparent des richesses haïtiennes pour rembourser leurs propres dettes privées, à hauteur d’un quart du revenu total d’Haïti. En collaboration avec le département d’État qui cherche à imposer la « diplomatie du dollar », City Bank contrôle non seulement l’industrie portuaire et ferroviaire mais étend son emprise à l’ensemble de l’économie haïtienne, et à sa vie politique. Le discours qui préside à l’invasion ne déroge pas aux poncifs racistes sur la sauvagerie d’un pays qu’il faut à tout prix civiliser. Smedley Butler, le général en charge de l’invasion, confia lui-même avoir été un « racketteur au service du capitalisme ». Ce dernier instaura un système de travail forcé nommé « la corvée », grâce à laquelle des centaines de kilomètres de routes furent construits par une main-d’œuvre asservie. Haïti, sous la coupe d’un nouvel empire, demeure néanmoins inféodé par contrat à la France jusqu’à 1947, date à laquelle les remboursements prirent fin. La « première République noire » est l’exemple paradigmatique de ce que Rosa Luxembourg observe du capitalisme dès les années 1820, et qu’elle a nommé l’« impérialisme par la dette ». La dette est un instrument de la guerre économique qui permet de mettre au pas les peuples et les Etats. A travers ce mécanisme de guerre économique, la France et les Etats-Unis ont saboté[3] Haïti – ce bout d’Afrique isolé dans la mer des Caraïbes et en proie à toutes les formes de prédation économique – le pays qui s’est sacrifié pour débarrasser l’humanité de l’esclavage en tant qu’institution économique.
Haïti est une leçon pour les pays d’Afrique dite francophone, et plus particulièrement pour les pays de l’AES (Alliance des Etats du Sahel), qui veulent échapper au néocolonialisme français[4] et au projet d’hégémonie mondiale des Etats-Unis. Les pays de l’AES doivent garder à l’esprit cette citation de Frantz Fanon « L’ennemi recule mais il n’abandonne jamais ». Ils doivent se préparer à contrer toutes les stratégies de guerres hybrides qui seront déployées par les prédateurs économiques. Pour dire les choses simplement, la guerre hybride repose sur la combinaison ou la fusion d’instruments de puissance conventionnels et non conventionnels et de méthodes subversives. L’objectif est d’exploiter les vulnérabilités de l’adversaire et de réaliser des synergies en employant ces outils de façon coordonnée[5].
Adamou BOUBACAR
Professeur de Biotechnologie – Santé – Environnement
Directeur de Sahel Agropole
Président de l’Institut de Défense Globale du Sahel (IDGS)
[1] Sylvie Laurent., Capital et race : Histoire d’une hydre moderne, Edition Seuil, 512 pages, 26 janvier 2024, p. 281-284.
[2] https://www.nytimes.com/fr/interactive/2022/05/20/world/americas/haiti-france-dette-reparations.html
[3] https://youtu.be/VpOzIQPDa_w?si=NxqVgUzUIFpg3VIP
[4] Borrel, T (ouvrage collectif), L’empire qui ne veut pas mourir : Une histoire de la françafrique, Edition le Seuil, 1008 pages, 2021.
[5] https://www.nato.int/docu/review/fr/articles/2021/11/30/guerre-hybride-nouvelles-menaces-complexite-et-la-confiance-comme-antidote/index.html#:~:text=Pour%20dire%20les%20choses%20simplement,ces%20outils%20de%20fa%C3%A7on%20coordonn%C3%A9e.
3 Comments
Abdou adamou
Nous trouvons vous analyses très pertinente et constructifs
Merci bien et bon courage
Adamou Boubacar
Bonjour Abdou,
Je te remercie beaucoup.
Cordialement,
Adamou
Papa Alassane Diop
Excellent article qui retrace l’histoire mouvementée de Haiti et l’exploitation honteuse qu’elle a subi de la part des pays hégémoniques.
Les pays de l’AES et l’ensemble des pays qui cherchent à s’affranchir de la domination néocoloniale, devraient s’en inspirer.
Merci M. Boubacar