Démocratie : histoire politique d’un mot
Dans son livre Démocratie : histoire politique d’un mot (2013), Francis Dupuis-Déri, professeur de science politique à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), montre que le mot « démocratie » est si populaire que toutes les forces politiques s’en réclament. Quelle surprise, alors, de constater que les « pères fondateurs » des « démocraties modernes » associaient cette idée au chaos, à la violence et à la tyrannie des pauvres ! Comment expliquer un tel revirement de sens ?
En plongeant dans les discours du passé aux États-Unis et en France, l’auteur dévoile une étonnante aventure politique, où s’affrontent des personnalités et des forces sociales qui cherchent à contrôler les institutions des régimes fondés à la fin du XVIIIe siècle. S’appuyant sur divers pamphlets, manifestes, déclarations publiques, articles de journaux et lettres personnelles, ce récit révèle une manipulation politique par les élites, qui ont petit à petit récupéré le terme « démocratie » afin de séduire les masses.
Deux siècles plus tard, alors que la planète entière semble penser que « démocratie » (le pouvoir du peuple) est synonyme de « régime électoral » (la délégation du pouvoir à un petit groupe de gouvernants), toute expérience d’un véritable pouvoir populaire (délibérations collectives sur les affaires communes) se heurte toujours au mépris des élites.
Dans le régime électoral, le peuple est souvent transformé en bétail électoral avec une bonne dose de manipulation et de propagande. Les dirigeants surfent sur la misère et l’ignorance des masses populaires. Là où les peuples attendent la dignité, la prospérité partagée et la justice, ils sont contraint d’aller voter. La démocratie se résumant seulement au vote dont les résultats seront aussitôt contestés par l’opposition. Le vote est un dévoiement de la démocratie. C’est aussi un piège à cons où c’est la loi du « qui perd gagne » qui est actée et légitimée à travers l’institution judiciaire profondément corrompue.
Le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple s’est transformé en une farce. C’est pour cela qu’Alexis de Tocqueville, l’auteur de De la démocratie en Amérique (1835), de retour en France, après un long séjour aux Etats-Unis, a dit à la noblesse et à la bourgeoisie française du 19e siècle de ne pas avoir peur du suffrage universel car « le peuple vote ce qu’on lui demande de voter ». Dans les pays où le vote populaire n’arrange pas le pouvoir en place, comme c’est souvent le cas dans beaucoup de pays africains, « ce qui compte ce n’est pas le vote, c’est comment on compte les votes. » disait Joseph Staline.
Depuis le début des années 1990, dans certaine partie d’Afrique et plus particulièrement en Afrique de l’Ouest, la démocratie est devenue le système politique qui génère le plus de corruption, de violence politique, de misère sociale et de division dans les sociétés africaines.
A ces maux s’ajoutent récemment le terrorisme international, ce qui prolonge l’agonie des populations sahéliennes et ouest africaines.
Très chère démocratie
Selon les estimations, la campagne électorale 2020 aux Etats-Unis a coûté entre 12 et 14 milliards de dollars, soit environ 8 400 milliards de Fcfa. Cette débauche de moyens montre le poids des riches et des entreprises privées dans la démocratie américaine.
Les deux grands partis politiques (démocrates et républicains) reçoivent des centaines de millions de dollars de la part des riches donateurs et des entreprises privées qui imposent en retour leurs idées et leurs intérêts. Le peuple, transformé en « bétail électoral », va voter pour légitimer la vision de la société et du monde des plus riches. Pour forcer le « peuple » à voter, il faut mobiliser les médias et les « experts » chargés d’influencer. C’est ce que l’intellectuel américain Noam Chomsky appelle la fabrique du consentement.
En Afrique, le manque de statistique fiable ne permet pas d’évaluer exactement les milliards de Fcfa investis dans les campagnes électorales. Mais, les périodes d’élection semblent être les seuls moments de la vie du pays où tout le monde dépense sans compter et en particulier la majorité au pouvoir qui a eu le temps de s’enrichir. C’est aussi l’occasion de donner des miettes au peuple, maintenu exprès dans la misère, pour qu’il jette le bon bulletin de vote dans l’urne. A travers ce geste, d’une extrême banalité, le « bétail électoral » va légitimer la casse sociale et donner carte blanche à ses bourreaux pour l’enfoncer davantage dans l’indignité.
Dans nos démocraties tropicales, la compétence, l’expérience et l’amour du pays ne suffisent pas à remporter les élections municipales, législatives et présidentielles. Il faut avoir beaucoup d’argent. Ce qui pose la question du financement des partis politiques et de la souveraineté du pays car celui qui paie décide.
La démocratie n’est pas synonyme de développement économique
Historiquement, c’est l’accumulation primitive du capital, due à la traite négrière transatlantique et à la mise en valeur de l’immense continent américain, qui rendra possible la révolution industrielle qui va s’appuyer à son tour sur l’esclavage colonial pour assurer son expansion mondiale. A partir du 19ème siècle, la révolution industrielle fera de l’Angleterre, de la Belgique et de la France des pays prospères avec des croissances économiques très soutenues. Ils seront suivis par les Etats-Unis, l’Allemagne, la Russie et le Japon.
Il faut se rappeler que c’est sous Napoléon III (1848 – 1870), un autocrate s’il en est, que la France va poser les bases de sa véritable industrialisation et de son décollage économique. L’Allemagne, la Russie et le Japon étaient des monarchies autoritaires lorsqu’ils ont posé les bases de leur industrialisation et de leur décollage économique. Quant aux Etats-Unis, ils ont massivement profité, tout comme le Royaume-Uni et la France d’ailleurs, de la main d’oeuvre gratuite de l’esclavage. Ce qui est normalement incompatible avec les principes démocratiques. Toutes ces nations industrialisées ont en commun un Etat fort et éclairé qui crée les conditions de la prospérité économique.
Tout cela montre qu’en Occident, c’est la prospérité qui a rendu possible l’avènement de la démocratie telle que nous la connaissons aujourd’hui et non l’inverse comme on voulait le faire croire en Afrique. La démocratie n’est pas une condition préalable au décollage économique. Par contre, un Etat souverain, crédible et éclairé est incontournable ! D’ailleurs, cela a été très bien démontré par des auteurs comme Rostow ou Gerschenkron.
Le plus célèbre théoricien du développement est certainement Walt Whitman Rostow. Dans son livre The Stages of Economic Growth : A non-communist manifesto (1960), il définit de manière linéaire les 5 étapes du développement d’un pays industriel :
– La société traditionnelle : elle ne vit que de l’exploitation de la terre, elle est relativement hostile au progrès et les hiérarchies sociales sont rigides. Sa lente évolution l’amène progressivement à l’étape suivante ;
– Les conditions préalables au décollage : le changement est plus facilement accepté, ce qui permet à la croissance économique de dépasser la croissance démographique, grâce à la révolution agricole notamment. Des bouleversements politiques et religieux s’y produisent (la Réforme, la révolution anglaise, la guerre d’indépendance des États-Unis, la Révolution française etc.) ;
– Le décollage (ou take-off) : c’est l’étape décisive, le moment où la croissance devient un phénomène auto-entretenu. Durant une vingtaine d’années les investissements massifs dans l’industrie permettent une inflexion majeure et durable du rythme de la croissance. Le décollage provient d’une forte hausse de l’investissement, de la mise en place d’institutions politiques et sociales favorables à l’expansion (la remise en cause des corporations) et du développement de secteurs moteurs dans l’industrie qui ont un effet d’entraînement significatif en amont et répondent à une demande dynamique. Selon Rostow, le décollage se produit dès 1783 en Angleterre et est plus tardif en France (1830) et en Allemagne (1850) ;
– La maturité : elle correspond à la seconde révolution industrielle : les niveaux de vie s’améliorent sensiblement ;
– La consommation de masse : c’est l’étape ultime de la société, elle renvoie aux roaring twenties aux États-Unis (les années 20 marquées par la prohibition) et à l’après Seconde Guerre mondiale en Europe occidentale (Trente Glorieuses).
Dans Economic backwardness in historical perspective (1962), Alexander Gerschenkron critique la théorie de Rostow. Il regrette notamment la vision unique d’un modèle de développement qui serait valable dans tous les pays.
Or certains pays tels que l’Allemagne, la Russie, les Etats-Unis ou le Japon, en connaissant des décollages plus tardifs, profitent d’un triple avantage sur les pays précurseurs : – L’intervention volontariste de l’Etat pour combler son retard ; – La protection du marché intérieur tout en développant massivement les exportations à travers une politique commerciale conquérante ; – La possibilité de bénéficier de l’avance technologique à travers la copie.
Si entre 1970 et 1998, le rattrapage des économies développées par les pays en voie de développement est resté limité à quelques pays asiatiques (les dragons asiatiques que sont la Corée du Sud, Hong Kong, Singapour et Taïwan), la tendance semble s’inverser depuis le début des années 2000. Une étude de l’OCDE intitulée Shifting Wealth (2010) montre que l’OCDE devrait représenter 43% du PIB mondial en 2030 (la zone hors OCDE : 57%), alors qu’elle représentait 62% en 1990 (la zone hors OCDE : 38%), ce qui traduit une réelle montée en puissance des pays en voie de développement (notamment des BRIC : Brésil, Russie, Inde, Chine).
Aujourd’hui, la Chine est en passe de devenir la première nation industrielle et technologique au monde. Les vieux pays industrialisés et les nations émergentes ont tous en commun l’existence d’un Etat solide et crédible qui définit la stratégie nationale de développement économique et le plan d’actions à suivre pour y arriver. Le rôle de l’Etat est incontournable pour poser les bases du décollage économique.
Dans certaines parties d’Afrique, on constate que la course au développement a conduit au démantèlement de l’Etat et livrer certains pays :
– Aux institutions et ONG internationales qui imposent leurs visions du monde et leurs intérêts au profit des Etats ou des intérêts privés qui les financent.
– Aux multinationales et aux crimes organisés qui représentent 95% des flux financiers illicites qui quittent l’Afrique.
– Aux armées étrangères qui quadrillent tout le continent. L’Afrique est le continent qui héberge le plus grand nombre de bases militaires et d’armées étrangères au monde : Etats-Unis, France, Chine, Russie, Turquie, Allemagne, Royaume-Uni, Arabie Saoudite, Inde, Japon, Italie, Belgique, Emirats Arabes Unis. Dans ces conditions aucune sécurité n’est possible !
– Et au terrorisme international qui est en train d’achever les fragiles Etats sahéliens avant de s’attaquer aux Etats de la côte atlantique de l’Afrique. Le rouleau compresseur de l’international djihadiste, opérant déjà sur tout le continent africain et derrière lequel se cache des intérêts très puissants, risque de détruire toute l’Afrique si rien n’est fait à temps.
Il est illusoire de vouloir la démocratie et le développement sans des Etats souverains avec des institutions crédibles. Confucius, l’un des plus grands politologues disait « Si les gens n’ont pas confiance en leurs dirigeants, l’État ne peut pas exister ». La prospérité des nations et des civilisations repose sur la confiance. C’est une institution invisible qui régit le développement économique et social.
Les vrais enjeux : souveraineté et dignité humaine !
Nous ne pouvons plus nous permettre de nous tromper encore et toujours de combats. Pour les années et les décennies à venir, les vrais enjeux ne seront plus la démocratie et le développement mais certainement la défense de la souveraineté et de la dignité africaines.
La souveraineté est le caractère d’un Etat qui n’est soumis à aucun autre Etat, à aucune entité supranationale (institutions internationales, ONG internationales, sociétés multinationales, crimes organisés mondialisés…) et à aucun groupe d’intérêts ou de pression national. En ce qui concerne la dignité de la personne humaine, c’est le principe selon lequel une personne ne doit jamais être traitée comme un objet ou comme un moyen, mais comme une fin en soi.
Pour garantir la dignité humaine qui permet d’assurer la permanence de la vie très chère aux civilisations africaines, il faut engager toutes nos forces dans la défense de:
– LA SOUVERAINETE POLITIQUE qui permet à un peuple d’adopter le mode de gouvernance qui correspond à son caractère national et de choisir ses propres dirigeants qui travaillent à préserver l’intérêt général.
– LA SOUVERAINETE SECURITAIRE qui garantit la sécurité nationale en toute circonstance. C’est ce qui garantit l’existence même de la nation.
– LA SOUVERAINETE ECONOMIQUE ET MONETAIRE qui permet d’opérer des choix politiques qui assurent la prospérité économique partagée et durable.
– LA SOUVERAINETE SCIENTIFIQUE ET TECHNOLOGIQUE qui libère le peuple du fardeau de l’ignorance à travers la maitrise des sciences et des savoirs.
– LA SOUVERAINETE DU SYSTEME EDUCATIF qui permet à un peuple de choisir en toute conscience le modèle éducatif adapté à ses besoins.
– LA SOUVERAINETE CULTURELLE qui garantit la promotion de l’histoire et de la culture nationales tout en créant des ponts avec le reste du monde.
En résumé, il s’agit de bâtir des Etats souverains, crédibles et éclairés qui vont assurer la dignité de l’Afrique et des africains.
Adamou BOUBACAR
Professeur de Biotechnologie – Santé – Environnement
Directeur de Sahel Agropole
Président de l’Institut de la Défense Globale du Sahel